Jean Louis Roux  (2012)

 

À l’heure des appareils numériques qui affichent leurs millions de pixels comme autant de promesses illusoires d’atteindre à la photographie parfaite à tout coup, il est réconfortant de découvrir des photographes qui parient sur les imperfections de l’image : toutes les failles techniques, par où l’émotion trouvera peut-être à s’infiltrer. Cette stratégie photographique du défaut, cette « défautographie », Christiane Sintès l’applique à fond.

 

Faisant appel à des procédés photographiques obsolètes (comme le film Polaroïd) ou d’un rudimentaire carrément hors d’âge (comme le sténopé, sorte de chambre noire), elle obtient des clichés au statut flottant, oscillant entre le souvenir et le rêve, les couleurs de la mémoire et le jaunissement de l’oubli. Les longs temps de pose, nécessités par la faible luminosité du sténopé, génèrent des flous et des bougés, des passages de silhouettes fantomatiques à demi-transparentes et des couleurs légèrement dénaturées. L’artiste table donc sur l’aléatoire, mais en mettant au point des protocoles systématiques de prise de vue. Comme dans la série Ma vie, où, inventoriant tous les ponts d’une ville, elle se place au milieu de chaque ouvrage d’art et, en fin d’après-midi, photographie le paysage amont et, dans la même minute, le paysage aval.

 

Entre le Limousin, sa région natale, et le Dauphiné, sa terre d’adoption, Christiane Sintès se livre si ce n’est à l’autoportrait, du moins à un travail obstiné (voire obsessionnel) sur l’intime. L’image tremblée renvoie, bien entendu, au tremblement qu’engendre l’émotion. Et les poses longues nous donnent à voir le temps qui passe. La photographe se tient dans l’éblouissement d’un éternel présent : l’urgence de vivre pleinement chaque instant, face à l’avancée du néant.

 

Elle saisit des qualités de lumière, des évanescences crépusculaires au chromatisme déteint, des parcelles de réel que l’on dirait « brûlées » — lointains rongés par la clarté, ou bien halo bleuté duquel s’extraient malaisément des arbres ectoplasmiques aux formes torses et nouées. Christiane Sintès prend acte de l’eau qui coule sous les ponts (au propre autant qu’au figuré). Elle parvient à capter l’image du temps qui pâlit. Le temps qui pâlit à la vue de sa propre fuite.

 

Jean-Louis Roux