Jean-Paul Gavard-Perret



Plus que le " symphonique " de l'image, son effacement, ses lagunes.
Que l'image revienne à l'être, qu'il revienne à elle dans le recueillement
le presque effacement, la fragilité, l'effacement. Comme si Christiane
Sintès savait combien le regard, combien l'image sont précieuses: l'un
comme l'autre ne se dilapident pas. Alors, plus que les effets de vision, le
suspens et le dépouillement. Il s'agit de faire vibrer l'extrême fragilité de
l'être, l'extrême précarité de ce qu'il voit par ce dessous de traces qui
précise le vertige et l'inutilité dans lesquels nous nous trouvons. Faire
aussi que les paysages qui nous cernent ne nous enrobent plus mais se
désagrègent afin de - en voyant plus mal - voir mieux.
C'est alors que tout passe et ne passe pas au moment où l'image se
minimalise sobrement, devient pellicule, effluve rien qu'effluve mais
brèche essentielle aussi là où se cache un processus de variation ou de
dérapage capable de faire " parler " non seulement l'image mais aussi le
corps de manière différente, oblique. Surgit ainsi une sorte de musique
du corps entrevue, une musique plus profonde que celle que ses pulsions
et ses pulsations semblent pouvoir offrir.
Car s'il peut sembler exister à première vue une sorte de tautologie, se
cache une proposition bien plus complexe. Jouant non seulement dans le
temps mais sur le temps l'œuvre de Christiane Sintès possède au sein de
son diaphane quelque chose d'étranglement concret. Paradoxalement
l'artiste iséroise fait entrer de la vie, du réel : elle rappelle en effet que la
vie est quelque chose d'impalpable. Mais l'œuvre ouvre aussi à ce que
Deleuze appelait un " temps non pulsé " dans lequel l'organisation de
l'image se déploie au plus près du cycle ou des cycles qui nous régissent
: cycles réguliers (ceux de l'univers, de la nature) ou cycles alternatifs,
irréguliers (psychologiques, sociaux ou effectifs). Ne recherchant jamais
un concept iconographique, Christiane Sintès revivifie l'univers de
l'image. Certes on peut reconnaître dans ses oeuvres un principe
tautologique (c'est d'ailleurs ce qui fait leur fondement) mais s'il n'y avait
que cela de telles images ne fonctionneraient pas longtemps, elles ne
feraient pas lever chez le spectateur un imaginaire "en repons".
S'introduit donc ici, et pour que l'imaginaire fonctionne, une sorte
d'équilibre entre l'idée abstraite et la réalité, entre le fantasme et son
rapport avec la réalité. Car, de fait, l'effet de répétition ne joue que parce
que, dans cet effet, la répétition est forcément trahie : entre loi et liberté,
abstraction et réalisme, sérieux et dérision l'on sort des temps forts et
forcément factices afin que l'être se retrouve soudain placé dans un
espace qui le renvoie à son espace, son espace premier (espace mental,
espace affectif des sensations). Certes, l'être a parfois du mal à se
reconnaître dans des espaces presque vides mais il est - justement -
obligé de s'accrocher à ce qui affleure, résiste. L'espace créé par l'artiste
est donc complexe composé des ruines du corps et des lieux en leur
nudité. Et c'est cela qui entre en " résonance " avec ce qu'il y a en nous
de plus profond et de plus inconnu, ce qu'il convient de capter en forçant
le regard, en l'obligeant à voir autrement sans nous contenter de nos
savoirs acquis, de nos grilles de présence perceptive préencodées. Le
minimalisme de Christiane Sintès ouvre donc ouvert une brèche face aux
dogmatismes, il propose aussi une voie de sortie aux enfermements et
impasses de l'art contemporain parfois trop empêtré en ses doutes et ses
ruines (plus relatives qu'on l'estime trop souvent). Reposant sur une sorte
d'état d'insécurité l'image joue ici sans cesse sur le déséquilibre. Elle
renvoie aussi au corps humain qui lui non plus n'est pas dogmatique.
Contre les conservatoires et leur conservatisme, contre les lois
académiques Christiane Sintès construit ainsi un authentique mouvement
qui déborde les genres et les registres. Loin de la radicalité pour la
radicalité mais loin des replis frileux existe donc cette " narration " qui
crée une contiguïté sans fin, en devenir. Se construit aussi une nécessaire
dérive que l'artiste n'a cesse de pousser plus loin et qui permet de jeter le
trouble sur nos acquis. Cela permet à l'imaginaire d'aller au dessous des
apparences et des tempo: c'est soudain comme si l'on regardait la réalité
de dedans et non de dehors ou de dessus. Entre le silence et le bruit, loin
du brillant et de l'exubérance, surgit cette musique de l'image à la limite
de son courant au moment où l'on pourrait presque disparaître dedans.
Surgit cette dynamique blanche, physique, anti-physique, drame blanc,
géologique de l'art plus qu'insaisissable fait de réitération, de
déplacements, de soulèvement. L'œuvre plastique devient ainsi comme
une suite de pas : rien de plus répétitif mais rien de plus variable -
lorsque les pas ne se veulent non une marche forcée mais une dérive.
Tant de pas donc pour cette dérive. Tant de " pas à pas nulle part " selon
la belle formule de Beckett. Emerge enfin tout ce que l'art plastique dit
alors du silence en cette nécessaire déshérence. Il y va de quoi au juste?
Pas même un fil - ou si ténu - afin que l'image fasse corps, de reprises en
reprises, de variations en variations en éternelle ouverture aussi blanche
que résistante, aussi infime qu'infinie.